Faut-il faire sa fête à la science ?
Jean-Marc
Lévy-Leblond
Depuis
une vingtaine d’années, la Fête de la science a pris sa place dans
le programme des évènements festifs que bien des institutions
culturelles organisent depuis les années 1980 pour tenter de
(re)trouver le contact avec le public, aux côtés de la Fête de la
Musique, de Lire en fête, des Journées du Patrimoine,
etc.
Pour autant, le
projet de célébrer la science, de lui donner un caractère festif,
ludique et populaire, n’est pas si nouveau qu’on pourrait le
croire.Le xixe
siècle a connu
d’importantes manifestations de ce type, dont le spectaculaire
reposait déjà sur les nouvelles technologies — celles de l’époque
s’entend. Ne donnons qu’un exemple :
« Le
soir du 29 octobre 1864, plus de deux mille visiteurs se pressent
dans les galeries, les amphithéâtres et la bibliothèque du
Conservatoire des arts et métiers. L’Association pour l’avancement
des sciences y donne une fastueuse « soirée
scientifique », une « fête grandiose de la science et de
l’industrie » dont Cosmos
rend
compte en des termes significatifs : « À huit heures, les
portes du Conservatoire s’ouvrirent : un faisceau de lumière
électrique faisait le jour sur le passage des invités, se
prolongeant jusque dans la rue Saint-Martin, où les badauds
attroupés se complaisaient niaisement [sic] à cet éblouissement.
(…) La chapelle, éclairée par deux appareils électriques, offrait
un magnifique coup d’œil. Cette lumière si intense, si vive, qu’on
dirait qu’elle pénètre, qu’elle absorbe les objets, produisait un
effet magique sur les chutes, les jets, les nappes d’eau qui
s’échappaient de toutes les machines
hydrauliques. »
» Dans les
galeries du musée et la bibliothèque, étaient exposées une
multitude de machines et d’appareils de précision. Dans l’abside de
l’église, un arc-en-ciel continu, « formé artificiellement par
la réfraction d’une lampe électrique sur une nappe de gouttes
d’eau » fascine les visiteurs. Dans le grand amphithéâtre, des
expériences spectaculaires, reproduction d’aurores boréales,
phosphorescence, « peinture des sons » et combustion du
magnésium, se succèdent. À cette soirée qui réunissait
« l’attrait d’une fête de jour et la magie d’une fête de
nuit », il ne manquait même pas une claveciniste. Les
« fêtes les plus resplendissantes du monde, des lettres et des
arts » sont éclipsées : la variété des spectacles, leur
nouveauté, subjugue un public mondain qui « bisse les
chimistes et les physiciens comme s’il s’agissait de ténors et
de prime
donne ». »
Déjà, depuis la
fin du xviiie
siècle, de
nombreuses démonstrations scientifiques publiques se déroulaient,
tant dans les salons que dans la rue. Deux domaines se prêtaient à
des expériences spectaculaires dont témoignent bien des gravures
d’époque : l’électricité et la chimie. Étincelles tirées du
nez et des cheveux des spectateurs et chocs électriques ludiques
(figures 1 et 2), démonstrations pneumatiques et effets du gaz
hilarant (figures 3 et 4) — la frontière était floue entre
vulgarisation sérieuse et divertissement de foire. Plus tard, vers
1850, les innombrables démonstrations publiques du pendule de
Foucault dans des lieux prestigieux (à commencer par le Panthéon)
seraient l’occasion de nouveaux divertissements mondains et
populaires.
Du
rêve au cauchemar
Mais, au xxe
siècle, la
science devient moins gaie, et bien des rêves qu’elle avait
suscités tournent au cauchemar. La chimie produit moins de gaz
hilarants que de gaz de combat, et la Fée
électricité alimente les
projecteurs des miradors et les gégènes. Les douces Lumières de la
raison laissent la place aux crus éclairages industriel et
militaires. Cette mutation se reflète dans les représentations
culturelles. Rien n’en témoigne mieux que la confrontation de deux
œuvres picturales majeures datant de la même année 1937 :
d’une part, le grand panneau en couleurs vives et heureuses, plein
d’un optimisme délibérément naïf, que Dufy consacre au Grand Palais
à la Fée
électricité
(figure 5), et
d’autre part le terrible tableau de Picasso, Guernica,
aux noirs et blancs sinistres sous la lumière brutale d’une ampoule
électrique (figure 6).
La suite est
trop connue pour que l’on s’y attarde : Hiroshima et Bikini
(figure 7), plus tard Tchernobyl, la pollution chimique, le
réchauffement climatique, etc. — il devient décidément difficile de
célébrer en toute innocence les progrès scientifiques. Aussi,
aujourd’hui, ne s’étonne-t-on pas si certains en viennent à vouloir
« faire sa fête » à la science. Il y a quelques années
déjà, Unabomber, mathématicien devenu terroriste, avait tué
quelques chercheurs par ses colis piégés. De façon plus organisée,
les adversaires de l’expérimentation animale ont à leur actif
plusieurs attentats mortels contre des biologistes et amplifient
leurs pressions sur la recherche en primatologie. Même si ces
agressions jusqu’ici concernent surtout les pays anglo-saxons,
soyons attentifs au ton désormais ultra-violent de certains groupes
français, tel le comité d’Opposition
grenoblois aux nécrotechnologies (ogn) qui s’en prend aux
chercheurs en nanotechnologies, ou le récemment apparu Groupe
Oblomoff, qui dans sa « Plateforme critique de la recherche
scientifique » proclame :
« Nous
dénonçons la collaboration active des chercheurs avec les pouvoirs
militaires et industriels qui les financent, définissent leurs
objectifs et utilisent les connaissances et les techniques issues
des laboratoires. »,
et
annonce :
« En
cette période troublée où, tant dans la bouche des chercheurs que
dans l’imagerie collective, la technoscience s’affiche comme seule
apte à définir notre avenir commun, nous, étudiant-e-s,
chercheur-euse-s, chômeur-euse-s, ancien-ne-s croyant-e-s en la
capacité de l’université à nous sauver de tâches idiotes ou
irresponsables, avons décidé de nous organiser en vue d’un
bouleversement radical que nous avons choisi de ne pas
attendre. »
Aujourd’hui, la
plus grande menace qui pèse sur la science n’est pas celle de
groupes marginaux, mais vient de son évolution même, et de sa
transformation en une technoscience instrumentalisée et
marchandisée, où le développement à court terme de savoir-faire
utilitaires l’emporte sur la production à long terme de savoirs
fondamentaux. Ne reprenons pas ici une analyse largement développée
ailleurs. Contentons-nous de rappeler un fait symbolique : les
capacités de recherche d’une grande firme pharmaceutique
multinationale sont aujourd’hui supérieures, en nombre de
chercheurs et en financements, à celles d’un organisme de recherche
national (toutes disciplines confondues) d’un pays développé, tel
le cnrs en France.
Cette mutation
trouve son origine dans le projet Manhattan de construction de
l’arme nucléaire pendant la Seconde guerre mondiale. Elle s’est
pleinement réalisée dans les années 1980, où, crise économique
aidant, on a vu pour la première fois depuis la naissance de la
science moderne au début du xvie
siècle, ses
ressources humaines et financières plafonner. L’évènement
emblématique de cette nouvelle phase est l’abandon par les
États-Unis, en 1985, d’un programme ambitieux de recherche
fondamentale, à savoir la construction d’un accélérateur de
particules géant (le ssc, SuperconductingSuperCollider),
dont le coût, de l’ordre de la dizaine de milliards de dollars, fut
jugé rédhibitoire par le Congrès américain (bien que deux ou trois
milliards de dollars avaient déjà été dépensés pour sa
construction).
La
science en mal de culture
Il est
significatif que ce soit précisément à ce moment historique où
l’avenir de la recherche scientifique commence à devenir
politiquement et économiquement problématique, que (re)naît l’idée
d’une Fête de la science. Se conjuguent dans cette initiative le
volontarisme culturel des années Lang qui tente de pallier les
crises des représentations idéologiques par des initiatives
festives unanimistes, et la réaction de défense institutionnelle de
la collectivité scientifique qui y voit un moyen de retrouver ou de
ne pas perdre le soutien de la société.
Indépendamment
de toute appréciation sur les fondements et les objectifs de telles
entreprises spectaculaires, force est de reconnaître que certaines,
au premier chef la Fête de la musique, mais aussi les Journées du
patrimoine, ont su s’installer durablement dans le calendrier
festif annuel et trouvent un public nombreux. Il est difficile de
porter un jugement aussi positif, fut-ce en termes de seule
fréquentation, sur la Fête de la science. C’est que trop peu
d’attention a été portée sur la différence fondamentale de ce
projet et celui d’un évènement collectif consacré à la musique. La
musique est une activité culturelle au sens plein, car elle montre
une échelle continue de pratiques sociales et d’acteurs, des
musiciens professionnels aux auditeurs épisodiques, en passant par
les amateurs de tous niveaux, pianistes, guitaristes ou choristes.
Ce ne sont pas, et de loin, les seuls professionnels qui animent la
Fête de la Musique et lui donnent son caractère fédératif, en
descendant dans la rue y faire la fête. Ajoutons que ces activités
multiples concernent aussi bien les formes les plus élitistes de la
musique savante que les variétés les plus populaires. Aussi
peut-on, dans ce cas, entendre le mot culture à la fois au sens
esthétique (la culture des œuvres) et au sens ethnologique (la
culture comme autoportrait d’une société). En science, les amateurs
actifs ne se rencontrent que dans des disciplines bien
particulières (astronomie et sciences naturelles de terrain, pour
l’essentiel) et ne sont d’ailleurs guère mis à contribution lors
des Fêtes de la science.
On pourrait
développer ce diagnostic d’une science en mal de culture en
pointant la faiblesse de l’épaisseur historique des représentations
publiques de la science : tant l’enseignement universitaire
que la vulgarisation populaire se concentrent sur les aspects les
plus récents de la connaissance scientifique, au détriment de son
enracinement actif dans un passé riche et encore fécond. La
confusion entre science et recherche est devenue générale, comme si
la découverte de savoirs nouveaux était la seule activité
scientifique digne de promotion, à l’exclusion de la transmission
et de la compréhension de ces savoirs. En d’autres termes, la
science moderne, dans ses formes publiques, ne reconnaît pas la
notion de répertoire
(dont il faut
d’ailleurs remarquer que, pour la musique, elle ne remonte qu’à
moins de deux siècles). Or on conviendra que la Fête de la musique,
si elle ne s’intéressait qu’à la création contemporaine, n’aurait
guère de succès. Dans la même veine, c’est la question de
l’interprétation
que
les présentations de la science ne prennent pas en considération.
Le physicien Victor Weisskopf faisait remarquer que l’on s’accorde
à célébrer non seulement les grands créateurs de la musique, mais
aussi ses grands interprètes — les noms de la Malibran et de la
Callas, de Kreisler et de Menuhin restent vivants —, alors que rien
de tel ne semble valoir pour la science. Pourtant, le progrès des
connaissances doit autant à ceux qui en approfondissent et
éclairent le sens qu’à ceux qui les mettent à jour sous des formes
initiales nécessairement confuses imparfaites : les génies
créateurs sont rarement, en science comme ailleurs, les meilleurs
interprètes de leurs propres œuvres.
On voit donc que
l’hypothèse sous-jacente aux initiatives de « diffusion de la
culture scientifique » et à cette terminologie même est en
fait des plus douteuses, dans la mesure où la science ne peut pas —
ou plus — prétendre appartenir de façon inquestionnée à l’univers
de la culture. Aussi ne peut-on s’étonner que la Fête de la science
constitue pour l’essentiel (en dépit de quelques heureux
contre-exemples) une opération de communication institutionnelle,
dont la plupart des actions relèvent plus de la défense de l’image
de marque des organismes de recherche et des laboratoires que d’une
tentative de rencontre entre les professionnels de la science et
les profanes. Rien ne démontre mieux, peut-être, le caractère
profondément idéologique de la Fête de la science que sa
programmation presque exclusivement consacrée aux sciences exactes
et naturelles, où s’ancre un scientisme moins dépassé qu’on ne le
croit, au détriment des sciences sociales et humaines. Ces
dernières sont pourtant aujourd’hui une source essentielle de la
compréhension dont aurait tant besoin le public (et les
scientifiques eux-mêmes d’ailleurs) quant aux ressorts réels de
l’activité scientifique dans nos sociétés.
***
Peut-on alors,
quand même, faire fête à la science ?
Sans doute, mais
à la condition sine qua
non de ne pas
présenter et justifier l’activité scientifique en les seuls termes
de son utilité et de son efficacité, ce qui est quand même, son
image dominante. Comment ne pas voir, en effet, la contradiction
entre l’idée même de fête, occasion de gratuité, d’échappatoire à
l’instrumentalité, et l’accent mis sur les finalités opératoires de
la technoscience moderne ? Une vraie fête de la science
devrait offrir la possibilité de renouer avec le plaisir de la
connaissance, ou mieux du désir de connaissance, dans sa dimension
spéculative et métaphysique si dévaluée aujourd’hui. Une telle
perspective demanderait, évidemment, qu’une Fête de la science
ainsi conçue, pour plaisante qu’elle puisse être, offre aussi la
possibilité de sérieux débats publics sur les orientations et
l’organisation de l’activité scientifique (figure 8). Faute de
quoi, c’est sur les modes les plus dérisoires du tourisme de masse
que risquerait de se calquer la démocratisation espérée de la
science (figure 9).
Encore
faudra-t-il aussi, dans cette fête, trouver les moyens de (re)nouer
avec les champs reconnus de la culture. Théâtre, cinéma,
littérature, arts plastiques, musique même, autant de domaines où
nombre d’œuvres, anciennes et modernes, pourraient venir donner aux
célébrations de la science un caractère véritablement
festif.
Légendes des figures
Figure
1.
L’électricité au
salon, une démonstration de l’abbé Nollet au
xviiie
siècle.
Figure
2
L’électricité
dans la rue au xixe
siècle. La
légende originale dit : « L’électricien ambulant de la
foire de la Villette [sic]. »
Figure
3
En Angleterre au
xviiie
siècle :
« Recherches scientifiques ! Nouvelles découvertes en
Pneumatique ! Une démonstration publique expérimentale sur les
puissances de l’air ! »
Figure
4
Un
divertissement scientifique dans la bonne société du
xixe
siècle :
une séance de gaz hilarant.
Figure
5
Raoul
Dufy, La fée
électricité (détail),
1937.
Figure
6
Pablo
Picasso, Guernica
(détail),
1937.
Figure
7
L’une
sourit, l’autre pas… (États-Unis, dans les années
1950).
Figure
8
Dessin de
Francis Masse, 1986, ©
anais.
Figure
9
Dessin de
Francis Masse, 1986, ©
anais.