L'apport
de l'électricité dans la mise en scène au théâtre
et au music-hall
Louis
Jouvet
" Toute la lumière consistait d'abord en quelques chandelles
dans des plaques de fer-blanc attachées aux tapisseries ; mais
comme elles n'éclairaient les acteurs que par derrière et
un peu par les côtés, ce qui les rendait presque noirs, on
s'avisa de faire des chandelles avec deux lattes mises en croix portant
chacune quatre chandelles, pour mettre au-devant du théâtre.
"
Si la tradition rapportée par Charles Perrault est exacte, tel
était l'éclairage rudimentaire des scènes vers 1600.
Et si l'on retrouvait aujourd'hui ces "lattes" ou ces "lustres"
primitifs, les chandeliers de cristal, comme les appelle La Grange, suspendus
au plafond de la scène de Molière, la "planchette"
sur laquelle étaient fichées les chandelles qui l'éclairaient
par en bas, les "torchères" que l'on plaçait de
chaque côté, dans les "rues", entre les maisons
du décor, lustres, planchettes et torchères pourraient reprendre
exactement leur place sur le plateau actuel. Depuis le début du
XVIIe siècle, rien ou presque rien n'a changé. L'emplacement
des foyers lumineux est déjà déterminé. Éclairage
par en bas et par devant, c'est-à-dire par la rampe ; éclairage
par le haut réparti en différents plans (ainsi qu'on le
voit en 1689 à l'Hôtel de Bourgogne) ; éclairage latéral,
c'est-à-dire éclairage de côté par portants
verticaux.
À l'intérieur de cette scène à l'italienne
qui se perpétue, il n'y aura que simple substitution d'un système
de luminaire à un autre, sources lumineuses différentes,
et perfectionnements techniques qui en multiplient les possibilités
d'utilisation. Le principe demeure et absorbe ces perfectionnements mêmes.
À cette question : " D'où est-il préférable
de faire parvenir la lumière pour éclairer le plateau ?
", Sabattini, dans son traité De l'art de construire les scènes
(1638), Garnier, dans son livre de défense de l'Opéra, qu'il
intitule Le Théâtre (1871), et les premiers ingénieurs
qui, plus tard, aménagèrent l'électricité
sur les scènes, répondent de la même manière.
Ils s'expriment presque dans les mêmes termes : les chandelles,
le gaz ou l'électricité ne changent pas les données
du problème. C'est la même façon de répartir
les sources.
Lumière
vacillante, jaune orangé de la chandelle de suif, feu plus pâle
et plus brillant de la cire, lueur fuligineuse et rougeâtre de la
lampe à huile, flamme de la lampe d'Argant ou encore du quinquet
qui parut si blanche et si éclatante qu'elle émerveilla
le spectateur de 1780 ; clarté jaunâtre et fusante du gaz
qui " paraissait vivante par le mouvement de sa flamme " disaient
les chroniqueurs de l'époque ; puis éclat fixe, presque
blanc, des premières lampes Volta et des lampes à incandescence,
toutes ces lumières se succèdent à la rampe, aux
lustres et aux portants, et ne se différencient guère que
par leur intensité, leur couleur, leur puissance.
Mais, à comparer entre elles ces diverses sources lumineuses, on
se fait une idée de la proportion dans laquelle l'éclairement
de la scène a augmenté depuis le XVIIe siècle. Si
on envisage l'instrument d'éclairage qu'est la rampe, nous pouvons,
d'après les gravures de l'époque, dénombrer à
peu près ses éléments : une rampe de trente chandelles
devait être déjà un luxe ; la bougie ne donne point
un grand progrès sur la chandelle (9 bougies équivalent
à 10 chandelles) ; mais le quinquet vaut déjà 6 bougies
de cire ; la lampe Carcel qui lui succède (et qui servira plus
tard d'étalon pour déterminer la bougie décimale)
a une puissance égale à 9 bougies décimales ; puis
vient le bec papillon qui donne 15 bougies, et enfin le bec Auer, 120
bougies. Gradation constante, où l'il du spectateur, illustrant
les théories de Darwin, s'accommode à une illusion de plus
en plus lumineuse.
Courbe de progression lente d'abord et qui soudain va subir une poussée
violente du fait de l'électricité. Aujourd'hui, la rampe
de la Comédie Française comporte quarante-huit réflecteurs,
munis chacun d'une lampe de 150 watts, c'est-à-dire de 300 bougies,
soit un total de 14.400 bougies décimales. Molière, sur
la scène du Palais-Royal, n'était éclairé
que par six lustres et une rampe munie de chandelles, pour les représentations
ordinaires ; et nous savons qu'en 1718, avec 45 francs de chandelles,
on illuminait le plateau de la Comédie Française et ses
dépendances, c'est-à-dire les couloirs, la salle, les coulisses,
les loges d'acteurs, les corridors et même la loge à la limonade.
Deux cents ans plus tard, en 1900, on comptait un éclairement de
6.500 bougies pour la scène. Actuellement, la puissance des appareils
d'éclairage de cette même scène totalise un minimum
de 500.000 bougies.
La scène, née dans une obscurité savamment aménagée,
s'est dépouillée petit à petit de sa pénombre
et apparaît aujourd'hui distincte en toutes ses parties pour le
spectateur. Cette mise en évidence brutale du lieu dramatique tel
qu'il s'offre à nous de nos jours a contraint le metteur en scène
et surtout le décorateur à une technique nouvelle. Il ne
s'agit plus comme autrefois de rendre visible une toile verticale sur
laquelle les architectures perspectives étaient peintes en raccourcis
savants et où la lumière même était déjà
figurée par des reflets et des ombres disposés harmonieusement,
il s'agit de mettre dans une lumière vivante des plans nus où
elle puisse, en se posant, jouer, et créer elle-même ses
ombres et ses couleurs. L'éclairage a modifié l'art du peintre.
La peinture est morte, les matières colorantes l'ont remplacée.
La couleur n'est plus guère utilisable qu'en tant que matière.
Le décor construit en volumes a pris la place du décor peint
en découpages.
Le
premier essai de la lumière électrique au théâtre
eut lieu en 1846, dans une pièce intitulée Les Pommes de
terre malades où l'on utilisa l'arc voltaïque. Cet essai fut
renouvelé en 1848 à l'Opéra, dans Le Prophète,
monté par Meyerbeer. Celui-ci pria l'illustre physicien Foucault
d'y réaliser un lever de soleil, et Foucault, qui venait d'inventer
son régulateur, l'utilisa avec grand succès. Dubosq, qui
fut chargé peu après du service électrique à
l'Opéra, y réalisa de nombreuses applications de la nouvelle
lumière : imitations de la lune, du soleil, de l'arc-en-ciel, rayons
de couleur évoluant avec les personnages, apparitions de spectres,
fontaines lumineuses. Nous sommes en 1853. En 1884, sous forme d'accessoires
également, la lampe à incandescence fit sa première
apparition par les Bijoux lumineux de Trouvé, qui firent sensation
aux Folies-Bergères. Dans le ballet des Fleurs merveilleuses, les
robes des ballerines s'illuminaient de fleurs multicolores. L'invention
eut un gros succès, et les accessoires lumineux : fleurs, bijoux,
armures, motifs décoratifs, etc., se multiplièrent non seulement
au music-hall où ils constituaient une attraction, mais aussi dans
les spectacles d'opéra. les danseuses du ballet des Sylphes, dans
La Damnation de Faust, portèrent des roses lumineuses au corsage,
cependant qu'en Angleterre, dans ce même Faust, on imagina un duel
électrique : du choc des épées jaillissaient des
gerbes d'étincelles, et une lampe de 10 bougies, par le contact
de l'épée de l'adversaire, "illuminait'", disent
les journaux de l'époque, l'armure du combattant. Machines à
faire la pluie ou le beau temps, l'orage avec ou sans tempête, les
aurores boréales, les arcs-en-ciel et les crépuscules, appareils
à faire les nuages ou le brouillard, le vent, la grêle et
même la gelée, on ne s'arrête plus dans cette voie
; les imaginations les plus saugrenues se déchaînent et des
catalogues où toutes les perturbations atmosphériques sont
prévues mettent de puis quelques années à la disposition
du metteur en scène, un choix de quatre-vingt-dix appareils permettant
de les réaliser à s'y méprendre, disent les prospectus.
L'emploi de la lumière électrique fut pendant longtemps
limité à cette imitation des phénomènes naturels.
Ce n'est que lorsqu'on put compter sur un fonctionnement convenable des
machines dynamo-électriques qu'il fut possible de l'utiliser pour
l'éclairage général des théâtres. Le
premier, en 1878, l'Hippodrome se transformait. À l'Opéra,
en 1883, on équipait la salle et la rampe, et ce ne fut que trois
ans après, en 1886, que l'électricité y remplaça
définitivement le gaz. En 1887, cinquante théâtres
en Europe en étaient dotés. On se borna d'abord à
suivre la tradition de l'éclairage au gaz : même distribution,
mêmes jeux de lumière. Mais bientôt, on comprit qu'on
pouvait tirer des effets particuliers du nouveau fluide. En 1892, les
ballets de Loïe Fuller furent une révélation. La danseuse,
revêtue d'une ample robe blanche ou grise, évoluant sur un
fond noir, était éclairée de feux multicolores et
mouvants. Des machinistes, placés à différents endroits
de la salle, dirigeaient sur elle la lumière d'un projecteur qu'ils
tenaient de la main gauche, cependant que, de la droite, ils faisaient
tourner un disque de verre divisé en secteurs de couleurs variées.
On s'enthousiasma : cet emploi nouveau de la lumière électrique
devait être une source d'inspiration qui bouleverserait la mise
en scène. En fait, les éclairages de Loïe Fuller, comme
les décors transparents, sont restés une expérience
isolée qui ne pouvait rien apporter au théâtre, et
dont seule le music-hall a profité. Mais l'impulsion était
donnée : la porte était ouverte à toutes les imaginations.
Les
rapides progrès réalisés dans la construction de
ces appareils ont fait de l'éclairage électrique une industrie
qui prend maintenant une place importante dans le budget du théâtre.
Réflecteurs à facettes, grandes lanternes, cubilots, bouteilles,
lanternes d'horizon, casseroles perfectionnées, projecteurs à
effets, le tout pourvu de lampes puissantes de 1000, 3000, 5000 watts
et muni d'écrans à quadruple ou quintuple effet, manuvrables
à distance, lampes à vapeur gazeuses : lampes à mercure,
au néon, au sodium, projettent aujourd'hui une lumière qui,
par son intensité, son éclat, sa coloration, bref par sa
nature et sa qualité, tend de plus en plus à imiter la lumière
solaire, ou donner des aspects fantastiques et irréels. Jeux d'orgues
extrêmement multipliés, à mouvements indépendants
ou synchrones, qui permettent d'exécuter de plus en plus aisément
des combinaisons d'effets de plus en plus compliqués, de varier,
de modifier progressivement ou brusquement l'éclat ou le régime
d'utilisation des foyers lumineux. La lumière, s'évadant
du cadre de la scène dramatique, non plus soumise aux strictes
servitudes que celle-ci lui impose, libérée de toute contrainte,
devient elle-même élément essentiel du spectacle.
Elle trouve son véritable emploi et prend toute sa signification
au music-hall. On peut même dire qu'elle a créé le
genre : seule la lumière électrique, grâce à
ses possibilités multiples et illimitées de transformation,
pouvait permettre ces mises en scène qui tirent d'elle leurs plus
sûrs effets. Elle n'est plus au service du jeu, le jeu est fait
pour elle, elle le suscite. Et voici qu'on nous promet pour la prochaine
exposition des symphonies et des ballets lumineux où elle constituera
tout le spectacle. Je ne voudrais pas passer pour rétrograde, je
ne voudrais pas non plus faire de peine aux successeurs de Foucault et
de Gustave Trouvé, mais je crois que je préfèrerai
longtemps aux effets lumineux du Théâtre Pigalle ou de la
Tour Eiffel les feux de Bengale et les feux d'artifice d mon enfance.
Régnier, qui débuta sur la scène de la Comédie
Française alors qu'elle était encore éclairée
aux quinquets, puis plus tard joua devant une rampe à gaz et enfin,
sur ses derniers jours, vit les premières scènes éclairées
à l'électricité, dit dans ses souvenirs : "
Mon expérience personnelle (
) me donne à penser que
jadis aucun acteur n'eut à souffrir de jouer dans une salle sombre
Cet accroissement progressif du luminaire est pour moi, je le déclare
sérieusement, sans valeur appréciable. Il me semble que
je voyais, il y a soixante ans, Talma et Mademoiselle Mars aussi distinctement
que je vois les acteurs maintenant. " Et il conclut avec justesse
: " Peut-être le théâtre qui vit d'illusions pâtira-t-il
un jour de la lumière dont on l'inonde aujourd'hui. " Cet
aujourd'hui, c'était en 1880 !
Heureuse
époque des quinquets ! Merveilleux décors en châssis
découpés, plantés en triangle, saillant sur le noir
absolu des coulisses et où le fantastique de savantes perspectives
s'inscrivait avec art, costumes crasseux et somptueux dont la splendeur
venait de l'épaisseur des velours et de leurs paillettes ! Magique
transformation de la lustrine, du carton et des sparteries en matières
précieuses ! Magnifique maquillage des acteurs, à qui il
suffisait d'un peu de blanc d'Espagne, d'un peu de vermillon, d'un peu
de bleu en billard et de quelques bouts d'allumettes brûlées,
et dont le visage, recevant la pauvre et inquiétante lumière
de la rampe, prenait dans un relief d'eau-forte une vie intense. Bienheureuse
époque de l'ombre où la moindre torche de résine
pouvait signifier, au gré du jeu, l'allégresse, le deuil,
l'hyménée, la conspiration ou la royauté ; où
les flambeaux éclairaient en tant que flambeaux ; où le
plus petit lumignon, la plus modeste veilleuse avait un rôle humain
et sensible ; où le nuage de lycopode en poudre qu'on insufflait
par une pipe de terre se transformait, au feu du rat de cave, en la fulguration
de l'éclair. Ce même éclair, qu'au temps des chandelles,
un peu d'étoupe flambante et glissant sur un fil dans la nuit de
la scène, suggérait bien mieux que cette lueur vraie, violacée
et aveuglante, obtenue sur les plateaux modernes, par des appareils savamment
agencés, et dont la clarté ne fait qu'accuser encore d'autres
imperfections du décor.
Quelle puissante évocation pouvait être alors le bruit de
la pierre roulée sur le plancher ou de la tôle secouée
pour imiter le tonnerre, la poignée de petits pois remués
au fond d'un carton de modiste pour évoquer la pluie diluvienne
où les cavaliers chevauchaient. Les ombres créaient les
fantômes mêmes de la pièce, ces fantômes errants
dont le metteur en scène moderne cherche à peupler les coulisses
par des moyens artificiels. La lumière a fait le vide sur la scène
! Bienveillante obscurité, favorable pénombre où
l'attention redoublait, où l'imagination prenait une part active
au jeu, où le spectateur voyait beaucoup plus et beaucoup mieux
qu'aujourd'hui. Quels progrès avons-nous faits ?
de confort
et seulement de confort. Il serait inexact de dire que le théâtre
a bénéficié de l'accroissement de la lumière
si l'on considère tout ce qu'il a perdu. Il a acquis, comme tout
un chacun, des avantages dans ses habitudes domestiques, il s'est mis
au goût du jour, mais il a perdu sa pénombre et partant un
peu de son mystère et de sa magie. La lumière a engendré
le réalisme.
Ce n'est pas cette "lumière-là" qui importe à
l'art dramatique : la vraie lumière, chacun l'apporte avec soi
au théâtre, l'"auteur", l'"acteur" et
surtout le "public". Et je ne crois pas que le fait d'y voir
mieux ait fait voir plus clair au public d'aujourd'hui. Si l'on établissait
une équivalence, de même que l'on a dit du parterre, quand
on lui donna des banquettes : " Depuis qu'il est assis, il est amorphe
", on pourrait peut-être dire des spectateurs de nos jours
: " Depuis qu'ils sont bien éclairés, ils voient moins
bien ". Le théâtre a vu venir l'électricité,
il a vu venir le cinéma, il en verra bien d'autres sans être
autrement altéré. Je crois pour ma part, à la "perfectibilité",
mais à celle qui ne dépend pas des "perfectionnements",
si l'on veut prendre ce mot au sens où l'entendent les ingénieurs
et les techniciens. Et ce n'est certes pas moi qui redirai ici le mot
de Goethe : " Plus de lumière. "
[Revue
des Arts et Métiers Graphiques, 1937, n° spécial "
L'homme, l'électricité, la vie "]
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