Le
royaume du Prêtre Jean
Umberto
Eco
Cette histoire n'a apparemment rien à voir avec l'Afrique, puisqu'elle
commence en Inde. Et quand elle passe de l'Inde à l'Afrique, elle
concerne l'Afrique orientale, notamment l'Éthiopie, et non le Mali.
Mais je suis encouragé à la raconter parce qu'il y a au
moins du lien entre Tombouctou et le sujet de mon histoire, à savoir
le royaume du Prêtre Jean.
C'est par
les écrits de Léon l'Africain que, pour la première
fois, l'Occident a entendu parler de Tombouctou de manière non
légendaire. Léon, Arabe de Grenade (Al Hassan ibn Muhammad),
s'était refugié, à Fez au Maroc, après la
Reconquista et la chasse des Arabes d'Espagne. À Fez, il étudia,
et effectua de nombreux voyages dans le monde musulman : à Constantinople,
à Tombouctou dans la vallée du Niger, en Égypte d'où
il remonta le Nil jusqu'à Assouan. Il avait trente et un ans quand,
revenant d'un voyage en Égypte, il fut enlevé par des pirates
italiens. Mais ceux-ci devant sa remarquable intelligence, l'offrirent
en cadeau au pape Léon X, qui compléta son instruction,
le persuada de se convertir au catholicisme et l'adopta comme fils. Au
service du pape, Léon écrivit, en italien, ses fameuses
Descriptions de l'Afrique, ouvrage qui demeure notre principale source
de renseignements sur l'Islam de cette époque.
Le parcours de Léon s'étend du Mali, à l'occident,
à la vallée du Nil, à l'orient. Dans les pages mêmes
où il mentionne pour la première fois le règne de
" Tombutto ", il relate aussi que vers l'orient, se trouve l'Éthiopie,
" gouvernée par un chef, qui est comme un empereur, appellé
Prêtre Gianni par les Italiens. La plus grande partie de cette région
est habitée par des chrétiens... " Donc, assurés
par Léon qu'il y a un lien entre Tombouctou et le royaume du Prêtre
Jean, résumons cette histoire, terriblement complexe et qui a fait
couler des fleuves d'encre érudite.
Moi, Prêtre
Jean, à Manuel, gouverneur des Roméens
le Prêtre
Jean a fait sa première apparition en Inde, non en Afrique. Vers
1160 et certainement en 1177, commence à circuler dans les chancelleries
des rois chrétiens une lettre, écrite en latin, adressée
à l'empereur Manuel Comnème de Byzance. Plus tard, existeront
des versions en anglo-normand, en ancien français, et même
en russe. Il s'agit d'une lettre où le Prêtre Jean, ou Presbyter
Johannes, manifeste son existence, sa puissance et sa foi chrétienne.
" Moi, Prêtre Jean, par vertu et pouvoir de Dieu et de Notre
Seigneur Jésus-Christ, seigneur des seigneurs, à Manuel,
gouverneur des Roméens... Je suis le souverain des souverains et
je dépasse les rois de la terre entière par les richesses,
la vertu et la puissance. Soixante-douze rois sont mes tributaires. Je
suis dévot chrétien et partout nous défendons et
secourons de nos aumônes les chrétiens pauvres placés
sous le pouvoir de notre clémence... Notre magnificence domine
sur les trois Indes et notre territoire s'étend de l'Inde ultérieure,
où repose le corps de saint Thomas, jusqu'au désert de Babylone,
proche de la tour de Babel. "
Dans ce pays, déclare Jean, vivent éléphants, dromadaires,
chameaux, hippopotames, crocodiles, panthères, tigres, lions blancs
et rouges, ours blancs, cigales muettes, griffons, tigres ; dans une version
ultérieure, il dira aussi que cette terre est habitée par
des créatures extraordinaires, que la culture européenne
connaissait déjà à travers les bestiaires hellénistiques
et médiévaux, tels que hommes sauvages, hommes cornus, faunes,
pygmées, géants, cyclopes, hommes à un seul il,
et " l'oiseau qu'on appelle phnix ". Peu à peu,
la tradition peuplera la terre du Prêtre Jean de tous les êtres
fabuleux connus en Europe à cette époque, licornes, sciapodes
à un seul pied, blemmes aux yeux et à la bouche sur la poitrine,
cynocéphales à tête de chien, panoces aux oreilles
descendant jusqu'aux hanches, hommes aux pieds tournés vers l'arrière...
Sur cette terre, coulent le lait et le miel. Elle est traversée
par un fleuve venant du paradis terrestre, qui roule dans son lit émeraudes,
saphirs, topazes, béryls, améthystes et autres pierres précieuses.
Une forêt qui produit le poivre en abondance s'étend au pied
de l'Olympe, proche du paradis terrestre, d'où coule une source
dont l'eau est parfumée de mille épices : " Une des
merveilles de notre terre, dit le Prêtre Jean, est la mer aréneuse.
Le sable, en effet, y est en mouvement et se gonfle en vagues, comme la
mer. "
Le royaume du Prêtre est le pays où toute valeur chrétienne
est pleinement réalisée : " Il n'y a pas de pauvres
parmi nous. Nous ne connaissons ni vol, ni adulation, ni cupidité,
ni divisions. " Le mensonge y est inconnu : " Aucun vice ne
règne chez nous. "
Le train de vie du Prêtre est celui d'un vrai satrape. À
la guerre, les troupes sont précédées de treize grandes
croix d'or et pierres précieuses. Chacune est suivie de dix mille
soldats et cent mille hommes de pied. Le palais du Prêtre a des
plafonds en bois imputrescible. Son toit a l'apparence du ciel, car il
est semé de saphirs et de topazes très lumineuses ressemblant
à des étoiles. Sur ce toit, deux pommes d'or, surmontées
chacune d'un cristal, de façon que resplendissent l'or durant le
jour et les cristaux la nuit. Le pavement du palais est en cristal et
aux murs intérieurs, sont accolées cinquante colonnes soutenant
chacune une escarboucle grande comme une amphore. Aussi, le palais n'a-t-il
pas de fenêtres car il est éclairé par ces pierres
précieuses autant qu'il pourrait l'être par le soleil. Les
tables de la cour sont, les unes en or, les autres en améthyste
; les colonnes soutenant les tables, en ivoire. Trente mille hommes, dont
sept rois, soixante-deux ducs, trois cent soixante-cinq comtes, douze
archevêques, vingt évêques, plus le " patriarche
de saint Thomas ", déjeunent chaque jour au palais, où
la chambre royale est ornée d'or et de pierres précieuses.
Le lit est en saphir, pierre propice à la chasteté : "
Nous avons de très belles femmes. Mais elles ne nous rejoignent
que quatre fois l'an, et seulement pour la procréation d'enfants.
Puis, une fois sanctifiée par nous, comme Bethsabée par
David, chacune retourne à son appartement. " Devant le bâtiment
royal, un miroir magique, situé à une grande hauteur, permet
de voir tout ce qui se passe " pour et contre nous " dans le
royaume et provinces voisins.
En conclusion, écrit le Prêtre, " Notre terre s'étend
d'un côté jusqu'à presque quatre mois de marche et,
de l'autre, jusqu'à une distance que personne ne peut connaître.
Si tu peux dénombrer les étoiles du ciel et le sable de
la mer, tu pourras aussi mesurer notre empire et notre puissance. "
Dans la description
de ce royaume, rien n'est véritablement inconnu. On y trouve les
traces du Roman d'Alexandre et de mille autres descriptions d'îles
fabuleuses ou du paradis terrestre. Et même des éléments
provenant des Mille et une nuits, à savoir l'histoire de Sindbad
le marin, faisant naufrage sur une île proche de l'Inde, et amené
en présence du prince de Sanrandib. Le cortège du prince
rappelle celui du Prêtre, le prince demandant à Sindbad d'aller,
comme son ambassadeur, chez Haroun al-Rachid avec une lettre, écrite
sur parchemin d'agneau : " Je t'envoie le salut de la paix, moi,
dans le palais duquel les murs sont faits de pierres précieuses,
moi, devant lequel campent mille éléphants, je veux te considérer
comme un frère et je te prie d'accepter cet humble cadeau. "
Le cadeau était une coupe de rubis contenant des perles. De même,
le Prêtre Jean envoie-t-il à l'empereur de Byzance un cadeau
précieux et l'invite à visiter son royaume.
On ne sait
si la lettre a été influencée par une tradition juive,
ou si la tradition juive provient de la lettre de Jean : en effet, nous
connaissons un texte d'un certain Eldad le Danite, qui aurait vécu
au IXe siècle, avant donc la parution de la lettre de Jean, mais
dont les seules versions connues sont postérieures à l'invention
de l'imprimerie. Eldad parle d'un royaume fabuleux où se trouveraient
les dix tribus perdues d'Israël, et un fleuve de pierres, le Sambatyon,
qui rend ces terres inaccessibles. Or, la lettre de Jean dit qu'en ce
royaume trouvent accueil les dix tribus perdues d'Israël, et mentionne
le fleuve Sambatyon. De toute façon, c'est une preuve supplémentaire
de la mansuétude et de la grandeur d'âme du Prêtre,
qui règne amoureusement, même sur des juifs.
Prendre l'Islam
en tenaille
Bien que
la lettre se présente comme un premier exemple de littérature
utopique, rien n'y est nouveau, sauf un fait : cette île d'Utopie
ne se cache pas dans un non-lieu, un nowhere, elle est en Inde et il s'agit
seulement de la trouver. On affirme qu'il existe, dans un lieu précis,
au-delà des terres musulmanes où les chrétiens se
battent pour sauver Jérusalem, prise plus d'un demi-siècle
auparavant, un royaume chrétien. Les Latins sentaient la fragilité
de leur situation au milieu du monde musulman et accueillaient donc avec
joie toute nouvelle indication leur laissant espérer que des princes
chrétiens - de Géorgie ou d'Arménie - pourraient
neutraliser la puissance musulmane.
La possibilité qu'ouvre la lettre est claire : il s'agit d'établir
un lien, politique et militaire, entre le royaume du Prêtre (au-delà
de l'Arménie et de la Géorgie) et les royaumes chrétiens
; l'Islam sera pris alors dans une tenaille mortelle. L'existence d'une
chrétienté au-delà des terres des infidèles
garantit toute prétention à un empire chrétien vraiment
universel, tel celui d'Alexandre et l'Empire romain, où l'Islam
serait réduit à une excroissance provisoire.
Que là fut l'enjeu est démontré par le fait que avant
l'apparition de la lettre d'autres voix avaient déjà annoncé
un empire chrétien au-delà de l'Islam ayant pu secourir
les croisés. Dans une lettre écrite par Odon, abbé
de Saint-Rémy de Reims, on lisait qu'en 1122, une quarantaine d'années
avant la parution de la lettre du Prêtre, un " archevêque
de l'Inde " était venu à Rome chez le pape Calliste
II avec une délégation byzantine, et lui avait parlé
de la ville de Hulne, sur le fleuve Physon (selon la tradition, l'un des
quatre fleuves qui coulent du paradis terrestre), où s'élevait
le sanctuaire conservant le corps de saint Thomas, l'apôtre des
Indes.
En 1145, Otto von Freising, l'historien de Frédéric Barberousse,
raconte la visite au pape de l'évêque syrien Hugues de Gabala,
qui avait parlé d'un Prêtre Jean, Presbyter Johannes, à
la fois roi et prêtre, chrétien de rite nestorien, résidant
ultra Persidam et Armeniam, pays d'où venaient les trois rois Mages,
et qui avait déjà essayé de venir au secours des
Croisés mais n'avait pu traverser le fleuve Tigris avec son armée.
Que ce roi mystérieux ait pu être nestorien était
plausible. Les nestoriens étaient hérétiques, puisqu'ils
soutenaient que le Christ a soit deux natures, ce qui est orthodoxe, soit
deux personnes, humaine et divine, la seconde habitant la première
comme un temple (donc la Vierge est la mère d'un homme seulement
et non d'un dieu) ; mais pour le reste, les nestoriens ne sont pas très
loin du dogme catholique. Ils avaient évangélisé
plusieurs pays orientaux, jusqu'au Malabar, et même atteint la Chine.
Des communautés nestoriennes existaient encore dans ces pays, et
l'idée d'une chrétienté d'Extrême-Orient ne
manquait pas de vraisemblance. Peu après la parution de la lettre,
le pape Alexandre III avait invité le Prêtre Jean à
la conversion, en lui envoyant comme ambassadeur son médecin personnel,
homme sage qui connaissait les langues orientales, afin de le ramener
à l'obéissance due à l'Église catholique et
apostolique romaine. Ni la lettre ni l'ambassadeur ne joignirent le Prêtre,
mais l'initiative du pape visait essentiellement à réduire
le potentiel de cette révélation qu'aurait pu utiliser contre
lui l'empereur germanique. En effet l'une des hypothèses des historiens
c'est que la lettre ait été produite par la chancellerie
impériale de Frédéric Barberousse, non seulement
à des fins politiques mais parce que la perspective de cette dignité
impériale unissant royauté et sacerdoce convenait à
Frédéric dans la lutte qui opposait l'empire à la
papauté.
Que la lettre
ait été prise au sérieux est démontré
par tous les textes de voyageurs qui, au cours des deux siècles
suivants découvrent la terre du Prêtre Jean, ou, du moins,
un pays dont Jean avait été roi. Mon propos aujourd'hui
n'est pas de citer toutes les hypothèses émises sur les
raisons qui auraient permis aux voyageurs d'identifier tel ou tel personnage
historique comme étant le Jean légendaire (on a même
parlé de Gengis Khan et des Mongols) mais voilà les textes.
Dans une lettre de 1220, Jacques de Vitry disait que " les chrétiens
qui habitent la majeure partie de l'Inde sont nestoriens et sujets d'un
très puissant prince, que le peuple nomme le Prêtre Jean.
" En 1221, parvient à Damiette une Relatio de Davide où
sont narrées des victoires remportées sur les musulmans
par un roi David, nestorien, descendant d'un Jean. Joinville, dans son
récit de la septième croisade (1248-1254), rapporte que
les Tartares se révoltèrent contre Prêtre Jean et
le tuèrent. En 1245, le franciscain Jean de Plan Carpin voyagea
en Mongolie, l'année même où le franciscain Guillaume
de Rubrouck accomplit pour le roi de France une mission auprès
de Grand Khan. Tous deux citent le Prêtre Jean, bien que Guillaume
de Rubrouck précise que " les nestoriens l'appelaient Jean
et disaient de lui dix fois plus que la vérité. Ainsi font
les nestoriens ; à partir de rien ils font grandes rumeurs. J'ai
traversé ses pâturages, à part quelques nestoriens,
personne ne savait rien de lui. " En 1253, Vincent Beauvais, dans
son Speculum historiale, assure que le Prêtre Jean fut jadis l'empereur
de l'Inde et le suzerain des Tartares, qui lui payaient tribut.
L'hypothèse
chinoise
En 1271,
le jeune Marco Polo entame son premier voyage vers la Chine en compagnie
de son père et de son oncle. Partis d'Acre, après avoir
gagné la petite Arménie, ils décident de se diriger
vers Ormuz. Puis, par la voie terrestre au sud de la traditionnelle route
de la soie, ils entrent dans le désert de Gobi et arrivent dans
la grande province de Tangut. Surprise, c'est un pays chrétien
! Marco Polo conte l'histoire d'un conflit entre le Prêtre Jean
et son vassal Gengis Khan, se terminant par la défaite et la mort
du souverain chrétien et le mariage du vainqueur avec la fille
du vaincu. Puis, dans le chapitre sur " la grande province du Tenduc
", il poursuit :
" Qui part de là trouve Tenduc, province vers le Levant, qui
a villes et villages assez, et c'est une des provinces que ce grand roi
très fameux dans le monde, nommé par les Latins le Prêtre
Jean, voulait habiter. Mais à présent, ils sont au Grand
Can, car tous les descendants du Prêtre Jean sont au Grand Can.
La maîtresse cité est nommée Tenduc. Et de cette province
est roi un de la lignée du Prêtre Jean, encore est le Prêtre
Jean ; et sachez qu'il est prêtre chrétien comme sont tels
tous les chrétiens de ce pays ; mais son nom est Georges, et la
plus grande partie du peuple est de chrétiens. Il tient le pays
pour le Grand Can, non pas tout celui que le Prêtre Jean avait,
mais seulement une partie. [
]
" En cette province, on trouve la pierre dont se fait l'azur (le
lapis-lazuli), très abondante et de bonne qualité, et ils
sont très habiles à le faire. Il y a aussi beaucoup de camelot
en poil de chameau et de couleurs variées. Les gens vivent de leurs
troupeaux et des fruits de la terre, dont ils font grand commerce, et
aussi de ces métiers. Là, le gouvernement appartient aux
chrétiens, parce que le roi est chrétien, bien qu'il soit
soumis au Grand Can. "
Jean de Monte
Corvino, voyageant en Chine en 1289, convertit du nestorianisme au catholicisme
le roi Georges, chef de la tribu turque des Ongut ; il est persuadé
d'avoir converti le descendant " du grand roi qui fut nommé
le Prêtre Jean de l'Inde ". En 1331, Odorico de Pordenone,
voyageur franciscain, situe la terre du Prêtre Jean à cinquante
journées à l'ouest de Pékin.
Au fur et à mesure que l'on découvre l'Asie, apparaissent
des mémoires du royaume du Prêtre, jamais le Prêtre
lui-même. Pour retrouver le royaume tel qu'il est décrit
dans la lettre, il faut se contenter des voyageurs imaginaires, comme
Mandeville, qui, au XIVe siècle, dit avoir visité un pays
" arrosé des fleuves qui viennent du paradis terrestre "
une terre défendue par des rochers aimantés qui parsèment
la mer et qui attirent tous les éléments en fer que contiennent
les navires. La description de Mandeville reprend tous les éléments
de la lettre, sans avoir honte de les exagérer. Mais les véritables
voyageurs ne découvrent aucun Prêtre vivant en Asie. L'utopie
risque de se dégonfler. D'ailleurs, arrive le contact avec une
civilisation très développée, la Chine, offrant des
merveilles qui pourraient être identifiées à celles
de la légende, mais qui ne justifie pas l'idée de l'expansion
des empires chrétiens vers l'Extrême-Orient. Avec cette nouvelle
civilisation, il faut établir des relations culturelles et commerciales,
et il ne paraît convenable à personne d'en tenter une conquête.
Il faudra donc déplacer le Prêtre.
D'ailleurs, qui a dit que l'Inde dont parlait la lettre était l'Inde
des brahmanes, celle de l'océan Indien ? Lorsque la géographie
ancienne parlait de l'Inde on distinguait une Inde au-delà de l'Himalaya,
une Inde moyenne, plus ou moins l'Inde que nous connaissons, et une Inde
mineure, qui comprenait l'Arabie et l'Éthiopie. Pourquoi ne pas
situer la terre du Prêtre Jean en Afrique ?
La piste
africaine
Cette possibilité
joue sur la fusion entre la légende du Prêtre Jean et la
légende des rois Mages.
En 1162, Frédéric Barberousse conquiert et détruit
Milan. Rainald von Dassel, son chancelier, y découvre dans l'église
Saint-Eustorgio les prétendues dépouilles des trois rois
Mages, et les conduit, en 1165, à Cologne. Jusqu'à ce moment-là,
les informations sur les trois rois venus à Bethléem adorer
l'enfant Jésus étaient très vagues. Naquit alors
une littérature sur les Mages, qui compte des textes tels que le
Livre des trois rois ou Livre de Cologne, le récit de Ludolf de
Suchem sur son pèlerinage en Terre sainte, et l'Histoire des trois
rois de Jean de Hildesheim, tous du XlVe siècle. C'est Jean de
Hildesheim qui pose de la manière la plus claire un lien possible
entre Jean et les Mages. Le Prêtre a été mis sur son
trône par les trois rois, comme leur héritier. On peut supposer
que même cette légende a aussi une raison politique. Elle
confirme le lien entre royauté et sacerdoce qui était le
rêve de l'empire. Grâce aux rois Mages, l'idée du royaume
de Jean fondait une fois encore cette notion sacrale de la dignité
impériale.
Hildesheim parle encore d'un Jean, seigneur des Indiens, mais cette Inde
possède certaines caractéristiques rappelant l'Afrique.
Ainsi, le Livre des trois rois Mages parle de la légendaire ville
de Seuwa, établie au pied du mont Vaus, d'où, selon une
autre légende, provenaient les Mages. Mais à propos de cette
ville, il parle de Nubiens, non d'Indiens :
" De même que Melchior, leur roi, apporta l'or en présent
(au Christ), semblablement tous les Nubiens l'ont admirablement suivi
dans la foi et n'ont jamais pu être corrompus par nulle hérésie.
(...) Leurs prêtres montent à l'autel coiffés de couronnes
d'or (ou dorées, suivant leurs moyens), parce que c'est couronnés
que les trois rois apportèrent leurs présents... Les Indiens
des royaumes du Prêtre Jean sont bons chrétiens et ont pour
patriarche Thomas, auquel ils obéissent en tout, comme nous au
pape. (...) Et la résidence de ces deux personnages est dans la
cité de Seuwa, où moururent les trois rois. (...) Le royaume
de Nubie fut dans la première Inde, où régna Melchior,
à qui appartint aussi le royaume d'Arabie, auquel tiennent le mont
Sinaï et la mer Rouge, sur laquelle, de Syrie et d'Égypte,
on navigue aisément. Mais le sultan ne permet à personne
de porter au Prêtre Jean, seigneur des Indes, des lettres venant
des rois des chrétiens... De la même manière, le Prêtre
Jean veille à ce qu'aucun des siens ne passe près du sultan
; c'est pourquoi, ceux qui, de son pays, veulent aller en Judée
font, par la Perse, un détour long et pénible... Jadis,
cette terre d'Arabie appartenait en entier au Prêtre Jean, elle
est maintenant presque entièrement au sultan. Toutefois, afin qu'il
soit permis aux marchandises de l'Inde de voyager en paix, jusqu'à
ce jour le sultan verse, pour ces contrées, un tribut au Prêtre
Jean. "
Des traits comme les couronnes des prêtres, et comme les grandes
caravanes de pèlerins voyageant dans des contrées voisines,
évoquent ainsi l'Éthiopie.
Jean de Hildesheim parle des trois " Indes ", d'où viennent
les trois rois
Deux des Indes correspondent clairement à
l'Éthiopie. La première Inde est la Nubie, dont Melchior
fut roi et que gouverne maintenant le Prêtre Jean. La deuxième
Inde " était jadis le royaume de Godolia, sur lequel régna
Balthazar (noir de visage), de qui dépendait le royaume de Saba
", où poussent l'encens et la myrrhe. Seul, le roi Gaspard
vient de l'Asie, parce qu'il régna sur le royaume de Tharsis, auquel
appartient encore l'île Égriseule, dans laquelle repose le
corps du bienheureux Thomas.
L'Éthiopie se prêtait aussi bien que l'Inde à accueillir
le Prêtre Jean. Au Moyen Âge, on connaissait le mystère
des sources du Nil. Par les auteurs arabes, on croyait savoir que les
sources en étaient des lacs, très loin en Éthiopie
et vers les montagnes de la Lune. Ce sont de semblables légendes
qu'apprit Joinville débarquant avec la croisade de Saint-Louis.
On lui conta encore que les habitants des contrées situées
tout au sud de l'Égypte tendaient, chaque soir, des filets dans
le fleuve, et y recueillaient, le lendemain, les précieux lambeaux
arrachés par les eaux des terres où elles avaient pris naissance
: " C'est à savoir gingembre, rhubarbe, bois d'aloès,
et cannelle. Et l'on dit que ces choses viennent du paradis terrestre...
Le sultan de Babylone (et donc du Caire) a maintes fois essayé
de savoir d'où venait le fleuve. " Mais les gens qu'il avait
envoyés remonter le cours du Nil racontaient tous qu'après
avoir parcouru des terres où lions, éléphants, et
serpents venaient les regarder au passage, ils étaient arrivés
" à un grand tertre de roches abruptes, auquel nul ne parvenait
à monter ".
La tradition mentionnée par Joinville selon laquelle le Nil vient
du paradis, est très ancienne ; l'Éthiopie pouvait donc
être considérée comme le jardin de l'Eden. On savait
que sur le territoire de l'Éthiopie, terre chrétienne, se
situait anciennement le royaume de Saba.
Ainsi, à
partir du XIIIe siècle et de plus en plus dans les trois siècles
suivants, on se tourne vers l'Afrique. Les Mirabilia de Jourdain de Séverac,
rédigés vers 1323, disent que les habitants de la "
troisième Inde " obéissent à " l'empereur
d'Éthiopie, que vous appelez Prestre Johan ". Un franciscain
irlandais, en 1328, dit être arrivé, après avoir remonté
le Nil pendant soixante-dix jours, dans " I'Inde supérieure
où réside le Prêtre Jean ". Giovanni Marignolli,
envoyé par le pape en Orient en 1338, définit la terre d'Éthiopie
comme celle du Prêtre Jean.
Il serait long de suivre l'histoire de la cartographie, de plus en plus
précise, bien que toujours assez fantaisiste, pour voir comment
sur les cartes, l'Éthiopie s'identifie avec l'empire du Prêtre
Jean. Il nous suffit de voir des cartes de la Renaissance, par exemple,
la Cosmographie de Munster, où des hommes à un seul il
apparaissent en Éthiopie (bien que l'Éthiopie soit déplacée
presque à la périphérie de Tombouctou), ou le Thaetrum
Orbis terrarum d'Ortelius qui identifie de l'empire de Jean avec de l'empire
des Abyssins. D'ailleurs, sur le frontispice de l'un des premiers incunables
apparaît la version imprimée de la lettre de Prêtre
Jean (le premier De ritu et moribus Indorum est de 1478, celui en italien
de 1495), et Jean y apparaît comme roi des Indes et de l'Éthiopie.
Au XVe siècle,
plusieurs ambassades abyssines vinrent à Venise, à Rome,
à la cour des rois d'Aragon, et les Portugais commencent leurs
navigations autour de l'Afrique. Bien avant la découverte de l'Amérique,
les navigateurs portugais recherchaient en Afrique l'empire de Jean, mais
cette quête s'intensifie après le traité de Tordesillas
de 1494. Souvenons-nous que le traité donnait aux Espagnols le
droit d'exploitation de la plus grand partie de l'Amérique, réservant
aux Portugais les côtes du Brésil et l'Afrique.
Si, aux temps des croisades et de Barberousse, on avait besoin d'un royaume
chrétien face aux musulmans, on a maintenant besoin d'un royaume
chrétien, dans cette Afrique qu'il est devenu si convenable de
pénétrer. Encore une fois, le Prêtre Jean revêt
une fonction idéologique fondamentale. Pour parler clair, il devient,
en Afrique, un alibi plus consistant qu'il ne pouvait l'être en
Asie trois siècles auparavant.
En Afrique,
toute expédition portuguaise a pour principal objectif la découverte
de l'empire de Jean. En 1498, Vasco de Gama rejoint le Mozambique, interroge
les indigènes sur le Prêtre Jean, et apprend qu'il devrait
être un peu plus au nord. C'est vrai, au nord, il y a une Éthiopie
chrétienne, non-nestorienne, mais qu'importe ? L'utopie a finalement
trouvé son lieu. En 1508, Albuquerque rejoint les côtes éthiopiennes
et pense être parvenu chez Jean. Peu à peu, les Portugais
deviennent conscients que ce Jean ne peut être là depuis
des siècles, et décident que Prêtre Jean n'est pas
le nom d'un individu, mais un titre, qui se transmet de génération
en génération. Un Prêtre Jean éthiopien est
mentionné, en 1516, dans l'Orlando furioso de l'Arioste ; en 1540,
apparaît la plus riche et complète description des murs
des Éthiopiens écrite par Francisco Alvares, Verdadera informaçam
das terras do Preste Joam das Indias. Alvares devait forcément
se rendre compte que le pays qu'il décrivait, bien que pittoresque,
n'avait pas les splendeurs inouïes rapportées dans la lettre
d'antan, mais encore une fois, qu'importe ; pourvu que le royaume fût
là. Au cours de sa longue description des usages, des rites, de
villes abyssines, Alvares parle de l'empereur éthiopien comme du
Prêtre Jean.
Quand l'Europe se tourne vers l'Afrique, je me demande si l'idée
d'un empire riche d'or et de marchandises précieuses, à
l'apogée de sa splendeur, ne viendrait pas de l'empire du Mali.
D'ailleurs, les Portugais ont commencé l'exploration par la côte
occidentale du continent. Plusieurs légendes se sont peut-être
enchevêtrées, car le Mali n'était pas chrétien,
et ne pouvait héberger le Prêtre Jean.
Le Prêtre
Jean et l'anthropologie réciproque
L'histoire
éthiopienne est intéressante pour l'Afrique et notre concept
d'anthropologie réciproque. L'histoire du Prêtre Jean représente
sans doute un chapitre de l'histoire des utopies, celle d'un pays heureux,
où jaillit une fontaine de la jouvence et où courent des
fleuves de lait et de miel. Elle a aussi été une histoire
politique, celle de la recherche d'un point d'appui, fut-il idéal
ou fantasmatique, pour encourager et justifier une conquête. Mais
cette histoire nous dit aussi que ce qui pousse à établir
des contacts avec des peuples lointains, n'est pas la curiosité,
et le respect pour la différence, mais le désir d'y retrouver
le même, ce qui nous ressemble.
On s'était tourné vers l'orient pour retrouver dans ces
terres inconnues nos ancêtres Adam et Ève. Réalisant
que ce paradis terrestre hébergeait des gens différents
de nous, et trop lointains et puissants pour être soumis, on s'est
limité à établir avec eux des rapports commerciaux
respectueux, mais, pour ainsi dire, sans plus les désirer. Même
l'Inde véritable sera prise, plus tard, lorsqu'un empire européen
sera capable de la soumettre. En Amérique, qui a immédiatement
représenté la terre de la différence absolue, on
a envoyé des missionnaires pour civiliser ses créatures
diaboliques, et on a détruit leurs civilisations. Mais l'Afrique
fut si proche, dès les premiers siècles du premier millénaire,
et ses côtes tellement chrétiennes qu'elles donnèrent
naissance à saint Augustin. Il fallait qu'il y eut là-bas,
au pays des infidèles, des autres comme nous. C'était nécessaire
et suffisant pour essayer de forger à notre image le reste du continent,
d'où le succès de cette quête.
Ce que j'ai essayé de montrer, c'est que l'histoire de la colonisation
de l'Afrique commence au moment même (bien que nous ne sachions
pas lequel) où le Prêtre Jean se déplace des profondeurs
de l'Inde aux sources du Nil. Étant presque comme nous, les Abyssins
sont les seuls dont fut respectée l'indépendance, au moins
jusqu'à très tard, jusqu'à un certain personnage
italien qui voulait que tous lui ressemblent. Pour le reste du continent,
radicalement différent, et du moment qu'il n'avait pas d'armées
aussi puissantes que celles des Chinois, il a été soumis
pour devenir le domaine du seul Prêtre Jean. Le royaume fut moins
heureux, avec moins de lait et de miel, mais tant pis, à la guerre
comme à la guerre.
En fait de rencontre de l'autre, on cherche toujours un semblable, et
faute de le trouver, on le crée. La différence n'est pas
supportable. Ne croyez pas que la vague de l'exotisme fin de siècle
et la découverte de l'art africain accomplie par les avant-gardes
du début du siècle aient été une acceptation
de la différence en tant que telle. Cette différence fut
avalée et digérée, exploitée, pour la transformer
en une nouvelle possibilité de l'imaginaire occidental.
Nous - je dis nous et j'espère nous, citoyens du troisième
millénaire - avons compris qu'on ne peut aller vers l'autre qu'en
acceptant sa propre différence, en nous comprenant mieux nous-mêmes,
comme nous le tentons avec les premières initiatives d'anthropologie
réciproque.
L'Académie
universelle des cultures a récemment mis en ligne sur l'internet
le premier chapitre d'un manuel interactif destiné aux éducateurs
du monde entier, afin qu'ils proposent aux enfants et élaborent
avec eux des expériences pour la reconnaissance et l'acceptation
de la diversité. Le premier principe est de ne pas tricher avec
les enfants en niant les différences, et en affirmant un principe
d'égalité. Dans ce monde existent des différences
évidentes, de langage, de couleur, de murs, de goûts
culinaires ou artistiques, etc. L'égalité consiste à
affirmer que chacun a droit à sa propre différence, mais
que cette égalité demande que chacun prenne conscience que
la différence des autres doit être respectée, mais
aussi comprise, dans ses valeurs positives. Il s'agit d'un enseignement
difficile : accepter l'autre, non malgré sa différence,
mais à cause de sa différence. La perspective de l'anthropologie
réciproque pourra aider à concevoir un monde où,
pour aller vers l'autre, il ne sera plus nécessaire d'inventer
des Prêtre Jean.
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