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Alain
Montesse
Depuis une vingtaine d'années, le cyberespace gagne peu à
peu le cinéma, et il le gagne à plusieurs sens. Il le gagne
au sens des contenus : faire appel au cyberespace dans un film n'est plus
rare. Il le gagne au sens où il met la main dessus : on l'a encore
bien vu récemment avec la spectaculaire fusion inégale de
AOL et Time-Warner. Il le gagne aussi au sens où il y gagne en
attractivité : pour les marchands, les créatifs et même
pour les clients, les interfaces graphiques et audiovisuelles sont plus
séduisantes que les lignes de code de l'internet alphanumérique.
Y a-t-il réciprocité ? Le cinéma gagne-t-il quelque
chose à se laisser envahir et circonvenir de la sorte ? Peut-il
faire autrement ? Il y va peut-être de sa survie. Si le cinéma
fut autrefois à la racine du cyberespace, le plombier Mario est
maintenant plus connu chez les enfants que la souris Mickey, et le chiffre
d'affaires de l'industrie des jeux a dépassé celui du cinéma.
À l'avenir, l'argent viendra de là. Il faut donc fournir
aux spectateurs du cyber, s'il n'y a plus que ça qui marche.
Dès novembre 1980, Theodor Nelson, l'un des fondateurs et gourous
de l'hypertextualité, semble avoir publié un article affirmant
l'analogie entre un système informatique interactif et un film.
Et au printemps 1989, à l'occasion de la présentation par
Autodesk du projet de communauté virtuelle Cyberia, ce même
Nelson affirma que " l'informatique est en réalité
une sous-branche du cinéma " (cf. Howard Rheingold, La réalité
virtuelle, Dunod 1993). Aux dernières nouvelles, ce serait plutôt
l'inverse : le cinéma deviendrait une sous-branche de l'informatique
(un film réellement interactif n'est plus un film, c'est un jeu).
Le cinéma, apparemment déjà presque vaincu dans cette
compétition, pratiquerait-il l'art du sutemi ? De plus, depuis
quelques années, le processus s'est notablement accéléré.
Il est temps de faire le point.
(Géo)graphie du cyberespace
Et d'abord, qu'est-ce que le cyberespace ? Le mot même, on le sait,
a été inventé au début des années 1980
par l'écrivain William Gibson : " ...Une hallucination consensuelle
vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines
de millions d'opérateurs, dans tous les pays... Une représentation
graphique de données extraites des mémoires de tous les
ordinateurs du système humain. " Avec le roman Neuromancien,
rétrospectivement fondateur, le mot est passé dans le langage
courant, le fait est assez rare pour être souligné : l'un
des rares précédents n'est autre que le mot " robot
" (inventé par Karel Capek dans sa pièce RUR, au début
des années 1920, à partir d'une racine slave qui signifie
tout simplement travail).
Vers les mêmes années, en France, en 1983, Sylviane Corgiat
et Bruno Lecigne emploient dans leur nouvelle La vallée des ascenseurs
(revue Univers 83, J'ai Lu n°1491) le terme de " computosphère
" : l'action se passe à l'intérieur d'un super-ordinateur
baptisé Wotan, machine semble-t-il unique, isolée ; l'internet
est à l'époque à peu près inconnu en France.
Le mot est depuis lors largement tombé dans l'oubli, mais la médiologie,
qui ne connaît que la logosphère, la graphosphère
et la vidéosphère, devrait me semble-t-il l'ajouter à
sa panoplie.
La réalité de la chose, encore largement fantasmatique,
serait que, à côté du monde réel, se développe
un monde virtuel, sur la base des technologies informatiques de calcul
en réseau. Les humains, en se branchant sur ces réseaux,
pénètrent dans ce monde virtuel, où ils peuvent en
effigies se déplacer, se rencontrer, agir, télécommander
des machines, avoir des aventures, et éventuellement connaître
quelques ennuis plus ou moins graves. Ce qui se passe dans le virtuel
peut avoir des conséquences dans le réel, et réciproquement.
Actuellement, le cyberespace est davantage un rêve ou un projet
qu'une réalité fonctionnelle. Il y a bien les idées,
plusieurs idéologies plus ou moins implémentées,
différentes techniques et procédures parcellaires, mais
tout cela ne s'est pas, ou pas encore, condensé en une formation
technologique mature.
Au cinéma, le cyberespace est donc d'abord apparu comme un nouveau
décor pour d'anciennes actions. Le cinéma, cette "
vaste et complexe littérature " (Borges), avait l'habitude,
depuis toujours, de traiter avec les royaumes de l'imaginaire. Citons
en vrac les Voyages dans la Lune, Alice au Pays des Merveilles, Le Magicien
d'Oz, la fin énigmatique de 2001... Le cyberespace s'est d'abord
moulé dans ces anciennes formes, à tel point que le premier
film important, TRON (1982), est à peu près directement
calqué sur le mythe d'Orphée et Eurydice. Dès le
début, le cyberespace apparaît comme le royaume des morts-vivants,
sinon des morts tout court.
Dès le début également, le cyberespace a été
structuré comme l'espace ordinaire : un espace euclidien 3D, avec
temps linéaire et gravitation verticale. C'est un monde de la terre
plate, une grille horizontale qui s'étend à l'infini : l'espace
des jeux vidéo primitifs. Les quelque tentatives de visualiser
des espaces plus tordus (à la Moebius, relativistes...) ont semble-t-il
été très vite abandonnées. Un artiste comme
Bériou pouvait parler en 1992 de la nécessité de
" casser la perspective " ; il arrivait trop tard, et à
vrai dire, bien peu parmi le personnel spécialisé l'auraient
suivi. L'interface graphique ne s'imposera d'ailleurs pas tout de suite.
Un autre film marquant de la même époque (Wargames, 1983)
l'ignore complètement : les dialogues entre le jeune pirate et
l'ordinateur militaire se déroulent en mode texte, style DOS ou
UNIX. À y bien réfléchir, on ne communiquait guère
autrement avec les ordinateurs à l'époque : la sortie des
premiers Mac date seulement de 1984 (drôle de date, l'auraient-ils
fait exprès ?).
Il faudra attendre le début des années 1990 pour voir arriver
de nouveaux films mettant en scène le monde virtuel. Le Cobaye
(The Lawnmower Man, 1992) reprend le thème du savant fou perdant
le contrôle de sa créature : il s'agit, comme d'habitude,
de devenir le maître de monde, mais cette fois par l'intermédiaire
des réseaux. The Ghost in the Machine (1995) celui du tueur sadique
fou en série, transféré dans les circuits lors d'un
accident de scanner, il se déplace le long des fils et se rematérialise
et se dématérialise à son gré, le temps de
perpétrer ses horreurs. Si les visualisations du Cobaye sont des
synthèses 3D euclidiennes banales, The Ghost in the Machine essaye
d'apporter un peu de nouveau : proliférations fractales dans l'espace
virtuel, retour du tueur à l'espace réel par condensation
de nuages de particules.
En 1995, avec Johnny Mnemonic, on a une première tentative de visualisation
du cyberespace à la Gibson. L'intrigue reprend un schéma
assez lamentablement éculé : un courrier (le héros)
transporte quelque chose (de l'information) que les méchants veulent
lui prendre. Que ce quelque chose soit une sorte de biopuce dans son cerveau
ou un plan dissimulé dans quelque recoin de son anatomie ne changerait
pas grand-chose au scénario ni à son apparence physique,
et que le temps lui soit compté est un classique du genre. Plus
nouveau : à ma connaissance, pour la première fois on a
utilisé pour ce film le logiciel de synthèse 3D-studio,
tournant sur des ordinateurs PC (le moindre apprenti synthésiste
un peu motivé a de nos jours chez lui la même chose en seize
fois plus puissant). Pour créer un cyberespace convaincant, les
responsables des effets spéciaux ont imaginé une sorte de
ville moderniste, et sont allés s'inspirer de l'uvre de l'architecte
et urbaniste Hugh Ferriss, qui remonte aux années trente. On ne
se gaussera pas trop de ce retard de soixante ans : après tout,
l'imagerie de La Guerre des Étoiles remonte à la science-fiction
des années quarante, et traite les combats spatiaux comme des combats
aériens de ces mêmes années ; il semble que l'on ait
encore quelques difficultés à dépasser l'imagerie
de la seconde guerre mondiale.
À partir de 1995, avec le développement du World Wide Web
en direction du grand public, le virtuel et le cyberespace deviennent
des ingrédients scénaristiques de plus en plus banaux. Le
cinéma a toujours fourni à son public des modèles
de styles et de comportements. Le nombre de (télé)films
croît en conséquence : il n'est que d'interroger l'internet
Movies Database (http://www.imdb.com), avec les mots-clés cyber
ou virtual, pour s'en convaincre. Sans parler des clips et des pubs, trop
nombreux pour être pris en compte ici. Au demeurant, ce qui a été
inventé ailleurs se retrouve rapidement au cinéma. Un pas
décisif est franchi avec The Matrix (1998) (le terme matrice était
déjà couramment utilisé dans Neuromancien pour désigner
le cyberespace, avec pour synonyme the Grid, la grille). La synthèse
du cyberespace y est grandement simplifiée, puisque c'est notre
monde habituel, que nous croyions naïvement réel, qui est
le cyberespace : il suffit donc de le filmer comme d'habitude, aux précautions
habituelles de mise en scène près. L'augmentation de puissance
de calcul des systèmes, et du réalisme des simulations,
rend possible ce renversement : s'il n'est plus concevable de distinguer
à vue d'il une image truquée d'une image réelle,
toutes les images réelles deviennent suspectes, et peuvent être
réputées synthétiques. Du coup, le film peut récapituler
dans un joyeux désordre nombre de clichés venus du cinéma
antérieur : en vrac et liste non limitative, Superman, les films
de kung-fu, le western-spaghetti, Vingt mille lieues sous les mers, Ice,
Les hommes en noir, les films de guerre et les shoot-them-up, et Tex Avery.
Nombre de commentateurs ont souligné la post-modernité de
ce capharnaüm. Çà et là, pendant quelques secondes,
l'illusion tombe, le système dysfonctionne, et l'on aperçoit
le réel derrière le simulacre : les composants de l'image
réelle se transforment en silhouettes, dans lesquelles cavalcadent
des hordes de zéros et de uns. Pour le reste, quand on n'est pas
dans les égouts, on est dans le virtuel.
Les voies du cyberespace
Dans tous ces films, le monde réel et le monde virtuel apparaissent
jusqu'à présent comme distincts. Les protagonistes passent
de l'un à l'autre selon le déroulement du scénario.
Il faut donc expliquer et montrer au spectateur comment s'effectuent ces
passages. Le cinéma avait déjà élaboré,
et depuis longtemps, des codes visuels pour manifester le passage d'un
monde à l'autre : habillement spécial, ingestion de philtres,
abaissement d'un levier, passage au flou, fondu enchaîné,
plongée dans le miroir du Sang d'un poète, et des figures
plus complexes. On va les retrouver dans les rites de passage des films
cyberspatiaux.
Une première figure classique est celle où l'humain se soumet
à une machine extérieure. Par exemple, sous un projecteur
vertical (douche ou gloire tombant des cieux), le personnage est entouré
de cercles lumineux qui montent et descendent : le système semble
remonter au moins à l'animation de la femme-robot de Metropolis,
mais resservira souvent par la suite (on aura reconnu le schéma
général des machines célibataires). Une version simplifiée
se retrouvera dans TRON, où un rayon laser efface progressivement
le personnage. En 1982 aussi, ce n'est pas un film, mais la couverture
de la revue Univers 82, qui présente déjà ce qu'on
pourrait appeler la situation de base de la réalité virtuelle.
Un monsieur tout nu est allongé immobile sur une sorte de fauteuil
de dentiste ou de coiffeur, sous un casque. Derrière lui, un immense
écran de télévision, à côté de
lui, sur une table basse, diverses pastilles et boissons. Une dame tout
aussi nue est debout devant lui dans une pose esthétique : on ne
peut pas très bien décider si elle fait partie de son rêve,
ou si elle cherche à le réveiller.
Une autre figure classique est celle où le protagoniste enfourche
une machine pour faire son déplacement (c'est le schéma
habituel des voyages dans le temps ou dans les univers parallèles
- ou du cow-boy qui prend le départ). Mais curieusement, je n'ai
pas d'exemple d'une telle procédure pour partir dans le cyberespace,
alors que le pirate informatique apparaît souvent comme la version
moderne du " poor lonesome cow-boy " en lutte contre le système
dans les grands espaces. Il est quand même notable que, contrairement
à l'étymologie, le cybernaute ne soit jamais montré
au gouvernail ou aux commandes.
Certains exhibent aussi fièrement des sortes de costumes de données
ou de squelettes plus ou moins externes, chrome cuir, perpétuant
ainsi la tradition punk de l'épingle à nourrice. Geste peu
différent du prétendu primitif restant en relation avec
ses morts par l'intermédiaire de l'os qu'il porte en travers du
nez. Ce qui nous mène à l'incorporation de la machine dans
le corps, en commençant par sa surface. Parmi les nombreuses prothèses
présentées, deux ou trois ont connu un succès particulier.
Et tout d'abord, les lunettes. Tout le monde a vu cette image du voyageur
virtuel : hâve, mal rasé, épuisé, mal en point,
et chaussé d'énormes lunettes. Tout le monde l'a vu, et
bien avant qu'on parle de réalité virtuelle. Il était
même muni d'un hyperlien au cou, ce n'est rien d'autre que l'affiche
du film L'aveu (1970). Cherchant des antécédents à
cette image, j'en ai trouvé sans difficultés : le voyageur
dans le temps et la mémoire de La jetée (1962), les images
des alpinistes redescendant après avoir vaincu l'Everest (1953),
les portraits des premiers aviateurs et automobilistes remontant au début
du XXe siècle... Au vu de ces seules images, s'impose une conclusion
: la réalité virtuelle est un milieu peu favorable à
la vie humaine, où l'on respire très mal, et où l'on
risque sa peau. Pour effacer ces mauvaises connotations, les publicitaires
n'ont souvent rien trouvé de mieux qu'une jeune femme casquée
: Minerve ou Walkyrie ?
En fait, ce thème des lunettes apparaît déjà
en 1935, dans la nouvelle Les lunettes de Pygmalion, de Stanley Weinbaum
(publiée dans Les meilleurs récits de Wonder Stories, J'ai
Lu n° 663, Paris 1976). Pour passer dans le paracosmos, le héros
(assurément ivre) chausse des lunettes inventées par le
savant (apparemment fou) rencontré dans un bar. On couple chimiquement
ces lunettes à un appareil à électrolyse, et c'est
parti. La mémoire contenant le rêve, ou le programme, n'est
donc pas électro-magnéto-optique, mais chimique : c'est
en activant l'électrolyse qu'on lance le processus. À l'époque,
la firme dominante n'était pas Microsoft, mais IG-Farben. Référence
est faite aussi à un certain Bishop Berkeley, qui résulte
évidemment d'une erreur de traduction : c'est de l'évêque
et philosophe Berkeley qu'il s'agit, celui-là même qui, regardant
un pommier par la fenêtre, se demandait si le pommier existe bien
ailleurs que dans son esprit, et s'il existe encore quand personne ne
le regarde. Et donc, la conclusion s'impose d'elle-même: la réalité
virtuelle, c'est de l'idéalisme assisté par ordinateur.
La prothèse n'est pas forcément extérieure au corps,
elle peut être, au sens propre, incorporée. On retrouve alors
la figure du cyborg. Si l'on se rappelle l'importance de l'incarnation
dans la peinture classique, on se dira que souvent, de nos jours, l'implémentation
remplace l'incarnation. Ne subsiste de visible à la surface du
corps qu'un peu de connectique, usuellement dissimulée en quelque
endroit discret, derrière la nuque, ou derrière les oreilles,
conformément aux usages de la chirurgie esthétique. En la
matière, les pods de eXistenZ (1998), interfaces semi-biologiques
qui se branchent au bas du dos, ont valu à Cronenberg un franc
succès, ainsi que la scène où il faut faire réparer
ce truc informe par un garagiste de campagne. Cette biologisation de l'interface
était déjà en germe dans Strange Days (1995), où
il convenait de se coiffer d'une sorte de résille appelée
SQUID (Superconductive QUantum Interference Device = calmar).
Enfin, il peut n'apparaître plus de machine, ni de prothèse
du tout. J'ai déjà mentionné les condensations et
les évaporations de nuages de particules, on les retrouve dans
Wild Palms (1997), parfois visiblement associées à des dispositifs
techniques, et parfois pas (l'effet visuel évoque plutôt
un bouillonnement de grumeaux, ce sont de grosses particules). J'ai aussi
mentionné l'effacement ligne par ligne du personnage de TRON, on
rencontrera le processus inverse, mais sans laser ni explication, dans
ce plan de Level Five (1997) où Laura apparaît ligne par
ligne. Condensations, déplacements, élaborations secondaires...
Nous sommes en plein dans l'élaboration des rêves. On peut
admettre l'hypothèse de dispositifs cachés, de nano-technologies
échappant à la perception du spectateur. Mais s'agit-il
bien encore de passer d'un monde à l'autre ? Dans les films récents,
point n'est besoin de montrer comment la marquise s'est envoyée
on the air à cinq heures : branchement, action sur le bouton, flash
et morphing, fondu enchaîné, interminable chute dans un tunnel...
L'abandon progressif de ces différentes métaphores du passage,
et l'utilisation généralisée du simple raccord cut
à peine préparé, sous-entendent aussi qu'il s'agit
en fait du même monde. Plus de rites de passage, plus de gardien
du seuil... d'où inquiétantes confusions et étrangetés.
Vers une théorie du cyberespace
Pour finir, il nous faut donc maintenant considérer ce monde mixte,
où le réel et le virtuel sont parfois indiscernables. Le
thème est vieux comme le monde, et bien connu au cinéma
: les héros de Sherlock Junior (1924) et de La Rose pourpre du
Caire (1985) sortent de leur écran comme les Indiens de Hellzapoppin'
(1942), comme bien d'autres, cependant que d'autres encore n'arrivent
pas à sortir des labyrinthes de Marienbad (1961) et de The Cube
(1998). " On ne peut opposer abstraitement le virtuel et le réel
; ce dédoublement est lui-même dédoublé...
Chaque notion ainsi fixée n'a pour fond que son passage dans l'opposé
: le réel surgit dans le virtuel, et le virtuel est réel...
" La citation précédente n'est autre que la thèse
8 de La société du spectacle, de Guy Debord, à peine
modifiée. Si l'on remplace dans ce livre spectacle par virtuel,
ou quelque chose d'approchant, obtient-on une théorie du cyberespace
? Si l'on considère le cyberespace comme une sorte de cinéma
expansé, la société cyberspatialysée est-elle
la société du spectacle augmentée ?
Nombre de thèses de l'ouvrage, soumises à un tel traitement,
continuent à faire sens, et tout d'abord la célèbre
thèse 1 :
- " Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent
les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation
de programmes. Tout ce qui était directement vécu s'est
éloigné dans une programmation " (l'original vient
directement de Marx, c'est la première phrase du Capital). Voyons-en
d'autres :
- thèse 4 : " Le cyberespace n'est pas un ensemble d'images,
mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par
des images (des icônes dynamiques). "
- thèse 6 : " Le cyberespace, compris dans sa totalité,
est à la fois le résultat et le projet du mode de production
existant. Il n'est pas un supplément au monde réel, sa décoration
surajoutée.. Il est le coeur de l'irréalisme de la société
réelle... Il est l'affirmation omniprésente du choix déjà
fait dans la production, et sa consommation corollaire... "
- thèse 42 : " Le cyberespace est le moment où la marchandise
est parvenue à l'occupation totale de la vie sociale... C'est tout
le travail vendu d'une société qui devient globalement la
marchandise totale dont le cycle doit se poursuivre... "
- thèse 57 : " La société porteuse du cyberespace
ne domine pas seulement par son hégémonie économique
les régions sous-développées. Elle les domine en
tant que société du cyberespace. "
- thèse 39 : " ...ceci n'est encore vrai localement que sur
quelques points, mais déjà vrai à l'échelle
universelle, qui est la référence originelle de la marchandise,
référence que son mouvement pratique, rassemblant la Terre
comme marché mondial, a vérifiée. "
- thèse 166 : " C'est pour devenir toujours plus identique
à lui-même, pour se rapprocher au mieux de la monotonie immobile,
que l'espace libre de la marchandise (= cyberespace) est désormais
à tout instant modifié et reconstruit. "
- thèse 216 : " ... l'activité rêvée de
l'idéalisme s'accomplit également dans le cyberespace, par
la médiation technique de signes et de signaux - qui finalement
matérialisent un idéal abstrait. "
- thèse 218 : " ...La conscience cyberespatiale, prisonnière
d'un univers aplati, borné par l'écran du cyberespace, derrière
lequel sa propre vie a été déportée, ne connaît
plus que les interlocuteurs fictifs qui l'entretiennent unilatéralement
de leur marchandise et de la politique de leur marchandise... Ici se met
en scène la fausse sortie d'un autisme généralisé.
"
Il suffit. Le jeu peut continuer, il est facile, j'y renvoie le lecteur.
Mieux vaut chercher les endroits où ça ne marche pas, ou
moins bien.
Par exemple, les thèses 63-65 : " ...Selon les nécessités
du stade particulier de la misère qu'il dément et maintient,
le cyberespace existe sous une forme concentrée ou sous une forme
diffuse... Le cyberespace concentré appartient essentiellement
au capitalisme bureaucratique... Le cyberespace diffus accompagne l'abondance
des marchandises, le développement non perturbé du capitalisme
moderne... "
Mais l'idée même de cyberespace concentré apparaît
légèrement absurde : l'internet, qui en est la meilleure
approximation que nous ayons sous la main, a justement été
construit pour ne pas avoir de centre, pour être aussi polycentrique
que possible. Il tend à réaliser cette propriété
théologique autrefois étudiée par Borges, qui est
d'avoir son centre partout et sa circonférence nulle part. On ne
peut lui imposer un centre de contrôle - très exactement
un cybercentre - sans en annuler immédiatement les bénéfices.
Et jusqu'à présent, il semble assez incompatible avec les
régimes centralisés. Si certains nuds de communication
sont plus importants que d'autres, et certains acteurs plus potentats
que d'autres, aucun n'est indispensable, et ne peut devenir hégémonique
sans compromettre l'ensemble du système. Si l'internet est à
l'évidence un agent de diffusion du spectacle, et va parfois de
pair avec des états bizarres chez certains internautes, il ne semble
pas pouvoir devenir un État second.
Bien sûr, des formes de spectacle non centralisées sont concevables,
et le cyberespace marchand en est une. Si un robotnik est un travailleur,
et une robotnika une travailleuse, le pluriel unisexe est le même,
et le cri du coeur des cybermarchands devient " Travailleurs travailleuses,
robotniki de tous les pays, connectez-vous! ". On ne voit pas pourquoi
le conformisme et le désir de sujétion cesseraient comme
par magie à l'orée du cyberespace.
Reste que la communication spectaculaire est " essentiellement unilatérale
" (thèse 24), de l'émetteur vers de nombreux récepteurs,
alors que la communication sur l'internet est multilatérale, tout
récepteur pouvant aussi émettre, et ne s'en privant souvent
pas. Dans le spectacle, selon Debord, " là où le monde
réel se change en simples images, les simples images deviennent
des êtres réels, et les motivations efficientes d'un comportement
hypnotique " (thèse 18). Mais dans le cyberespace, si les
images, les icônes, sont indéniablement des êtres réels,
elles ne sont pas nécessairement hypnotiques. Elles peuvent être
dynamiques, et on peut en programmer les effets. La passivité n'est
pas une malédiction inévitable.
Et donc, le cyberespace n'est pas, ou pas encore, le spectacle porté
à un niveau supérieur. Des luttes confuses y sont en cours,
dont les médias traditionnels nous apportent de temps à
autre des échos, parfois feutrés, parfois tonitruants, souvent
distordus ou mal compris. Le film The Matrix a fondé là-dessus
son succès ambigu. Des dizaines de millions de jeunes, sur tous
les continents, s'y sont reconnus, qui ne deviendront pas tous l'Élu,
ni sa compagne. Ils ont voté avec leurs pieds, payé leur
place pour entrer dans la salle. Ils n'ont pas attendu que la télévision
ou le net le leur apporte gratuitement (?) à domicile. S'il ne
saurait y avoir de Grand Manitou ni de Grand Satan sur les réseaux,
qu'est-ce que la Matrice ? Henri Poincaré concluait déjà
ainsi La valeur de la Science, en 1905 : " Toute action doit avoir
un but. Nous devons souffrir, nous devons travailler, nous devons payer
notre place au spectacle, mais c'est pour voir ; ou tout au moins pour
que d'autres voient un jour ". Ayant vu, que deviendront-ils ? "
Partout où il y a représentation indépendante, le
spectacle se reconstitue " (thèse 18). À eux peut-être
plus tard, mais à nous maintenant, de contrôler nos représentations.
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